récit d’axe

2 novembre 2020

Promenade d’un rêveur de compagnie

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Pour celles et ceux qui ont contribué à la réalisation du Grand Louvre, quelques uns puis 150 puis 1500, il est le plus beau projet de leur vie professionnelle. Il a été aussi l’occasion de voyages dans l’histoire, la culture et la construction de notre pays. L’axe historique en est un fil rouge, un traceur d’histoire, la notre. Un peu plus si l’on se donne la peine de regarder par la fenêtre.

A qui découvre son déhanchement dans la cour Napoléon, l’axe intrigue. Quelques kilomètres plus loin, passé le monticule de la Grande Arche, il continue de parcourir la géographie de l’Île-de-France, comme le temps qui continue de courir. A suivre ce fil rouge, des pans d’histoire resurgissent ; au bout, un avenir possible se dessine qu’il relie. Plans cachés ? Vu d’en haut, le labyrinthe est un jeu d’enfant.

L’origine de l’axe

En catimini, l’axe prend naissance avec la décision de Philippe Auguste de construire une forteresse, carrée ; nous sommes en 1187. Localisée hors de la deuxième muraille médiévale de Paris, la forteresse se cale évidemment sur elle, perpendiculaire à la Seine à cet endroit.

Cette décision d’un homme, adossée à la géographie, n’est pas un détail : en gestation, l’axe est là.

Le  château fort est censé garder Paris contre l’anglais ; plus sûrement il garde le roi contre les agitations parisiennes. Passé le pont-levis, côté Paris, l’entrée comporte un puits et un renfoncement où peuvent loger deux gardes ; l’archéologue de la cour carrée nous a dit « de quoi dresser un guet-apens à un cavalier ou assassiner un spadassin par derrière, qu’il ait réussi à entrer dans la cour  de bonne foi, par la ruse ou par la force ».

De l’autre côté de la forteresse, donnant sur l’aval de la Seine, sous les yeux de la garde on ne voit que des champs et la Seine qui coule vers l’anglais.

Le temps passant et le royaume grandissant, Paris a largement débordé l’enceinte Philippe Auguste lorsque Charles V mène à bien la construction d’une troisième enceinte ; après avoir tout de même réprimé une révolte parisienne, celle du prévôt des marchands, Etienne Marcel. Nous sommes en 1356. La guerre de cents ans a commencé une dizaine d’années auparavant. La première bibliothèque de France prend place dans la tour nord-ouest de la forteresse. Cette tour de la Librairie, deviendra pavillon de l’Horloge, la première balise de l’axe historique alors encore en gestation. Au pied du château, sur un bout de champs devenu artillerie et cour des cuisines, au fond d’un puits, les archéologues de la cour Napoléon ont retrouvé un jeu de dés truqués. Il faut bien passer le temps. Certains s’en occupent en grugeant les autres.

La guerre de cent ans avec les anglais a cessé depuis un siècle quand François premier et son architecte Pierre Lescot figent la figure de l’actuel Louvre avec la construction de la première aile Renaissance, visible aujourd’hui. Nous sommes en 1546. L’axe va naitre dans les quelques années suivantes. Cette aile renaissance est construite sur le côté de la forteresse qui regarde l’anglais, rentré sur son Île ; ce faisant, elle regarde aussi l’ouest, pour le confort du roi et de la cour, éclairée par la lumière du soir, sous les vents dominants qui amènent l’air frais de la campagne encore proche ; à l’abri des miasmes de la ville. Au pied du château, un jardin a remplacé artillerie et cuisines, le puits est resté. Erasme est mort depuis 20 ans ; son idée d’Europe reste de toutes les publications, de tous les précepteurs. La bataille avec Luther sera néanmoins perdue, mettant la France à feu et à sang.

Henry II et ses fils continueront le quadruplement de la cour carrée ainsi entamé, fixant jusqu’à ce jour le premier segment de l’axe historique, tenu par une Cour Carrée Renaissance.

Plan de Belleforest vers 1550, publié en 1575

Quasi simultanément, en pleine Guerres de Religions, la veuve d’Henri II, une certaine Catherine de Médicis décidera de faire  construire un château hors les murs, à l’écart de l’agitation de la cour. Sur un lieu où s’est établie une activité industrielle : des tuileries. A lire le plan du projet, le château est implanté perpendiculairement à la Seine, pour la géométrie du jardin qui se déploie vers l’aval. Laquelle Seine, sur quelques centaines de mètres depuis la forteresse, a un peu tourné.

Et voilà, distraitement décidé, notre premier déhanchement d’axe.

L’axe historique est né.

Henri IV fait construire la grande galerie pour relier le Louvre aux Tuileries, amorce du « Grand Dessein » pour le palais. Nous sommes en 1594. A vrai dire, Henri IV en avait un autre de Grand Dessein, à la taille de l’Europe. Pour l’observateur la concomitance est frappante.  La France se construit, grandit, le palais du Louvre avec, les finances du royaume suivent, ou précèdent.

En cette fin de XVIème siècle, l’Europe a pointé le bout du nez à deux reprises ; comme par hasard au sortir d’une série de guerres. Les guerres pour la religion sont allées au bout de l’impasse, les travaux d’Erasme ont fait leur chemin. Des générations de puissants ont appris dans ses livres. On voit mal le futur Henri IV l’ignorer. Ce Grand Dessein européen est décrit par Sully dans ses mémoires :

« [Henri IV] voulait rendre la France éternellement heureuse, et comme elle ne peut goûter cette parfaite félicité, qu’en un sens toute l’Europe ne la partage avec elle, c’était le bien de toute la chrétienté qu’il voulait faire, et d’une manière si solide, que rien à l’avenir ne fût capable d’en ébranler les fondements. […] . « Il le communiqua néanmoins par lettres à Élisabeth, et ce fut ce qui leur inspira une si forte envie de s’aboucher en 1601, lorsque cette princesse vint à Douvres, et qu’il s’avança jusqu’à Calais. […] Je la trouvai fortement occupée des moyens de faire réussir ce grand projet ; et malgré les difficultés qu’elle imaginait dans ces deux points principaux, la conciliation des religions et l’égalité des puissances, elle me parut ne point douter qu’on ne pût le faire réussir. […]. » Cité par « L’idée de l’Europe au Siècle des Lumières ».

Pour le dire avec les mots d’aujourd’hui, le Grand dessein est alors tenté sur un axe franco-anglais. Le royaume d’Angleterre d’alors n’en était pas au Brexit.

Collection d’Anville géographe du Roi 1705

Les décideurs et les architectes qui agrandiront le palais du Louvre jusqu’à nos jours garderont l’axe initial, celui de la forteresse, matérialisé par la cour carrée, tandis que les aménageurs des parcs et du cours de la reine, aujourd’hui les Champs Elysées, s’aligneront, au delà du palais, sur l’axe des tuileries. Chacun sa géométrie.

Le palais dans son intégrité, « le Grand Dessein », sera achevé en 1857, six ans après la première Exposition Universelle à Londres, celle du Crystal Palace, deux ans après la première exposition de Paris, en 1855. La colonisation bat alors son plein.

La cour loge alors dans le château des Tuileries, l’aile du palais la plus à l’ouest ; la lumière du soir, encore et l’air frais du vent d’ouest. Les Tuileries donnent sur un jardin, celui qui a été aménagé initialement pour Catherine de Médicis. Un peu plus loin, la place de la concorde, celle où la monarchie de juillet a fait installer l’obélisque, en 1836 ; message subliminal : ramené d’Egypte par l’expédition de Napoléon 1er, l’obélisque a repris symboliquement la place de la guillotine installée par les révolutionnaires. Tocqueville publie de la démocratie en Amérique. Simultanément, ce sera le rapport sur l‘Algérie, un manuel de colonisation.

Symbole du pouvoir monarchique et impérial, cette aile du Louvre, les Tuileries, brûlera quant à elle sous la commune et ne sera pas reconstruite par les républiques qui suivront. L’obélisque ne changera pas de place. Ponctuation.

Retournement

Cette décision de ne pas reconstruire les Tuileries est tout, sauf anodine. On assiste à ce moment là à un retournement symbolique : jusqu’alors, aux gouvernants les châteaux et les axes, au peuple l’architecture vernaculaire. Presque. En fait, c’est d’abord une question de moyens. Et cela reste une question de moyens, comme de nos jours.

Mais revenons à l’axe ; sa chronique ne s’arrête pas à l’incendie des Tuileries et à ce retournement symbolique et donc politique. Un bon siècle plus tard, François Mitterrand fait un pas de plus quand il décide d’affecter la totalité du palais au musée, à la culture, au plus grand nombre, positionnant à l’est de Paris ce qui reste de pouvoirs occupant le palais, en l’occurrence le puissant ministère des finances. La loi sur la laïcité, séparant l’église et l’Etat, a 78 ans. Le président de la République choisi Ieoh Ming Peï, sans mise en concurrence, pour son architecture de l’extension de la National Gallery of Art à Washington. Peï présente le projet du Grand Louvre à François Mitterrand le 21 juin 1983.

La pyramide y est positionnée au croisement de l’axe né de la forteresse et des deux pavillons centraux de la cour Napoléon et ce pour donner un accès direct aux collections par trois côtés, sous la lumière de la pyramide. Cette position a l’évidence de la simplicité, mais reste encore de papier. La bataille de la pyramide va faire rage. Il faudra encore deux bonnes années avant qu’elle ne prenne fin, avec la visite du maire de Paris sur les lieux de la simulation en vraie grandeur de la pyramide, le 1er mai 1985, au petit matin. Photographies interdites. La porte d’entrée dans la culture sera bien de verre, transparente, ouverte.

Deux ans, c’est aussi le temps de caler le projet par des plans de géomètres du palais, dehors, dedans ; en déclenchant au passage le relevé des restes de la forteresse lorsqu’ils étaient encore à ciel ouvert. Nous sommes alors en 1984. Cet hiver là, la neige est tombée dans les douves de la forteresse pour la première fois depuis la visite de Charles Quint et pour la dernière fois avant longtemps. La publication de ces plans pourrait servir ; les lieux de pouvoir entretiennent un rapport enchanteur et démystificateur avec l’histoire et le temps présent.

Quoi qu’il en soit, après le pavillon de l’Horloge, la pyramide de verre va désormais marquer l’axe sur son trajet vers l’ouest. Une œuvre exceptionnelle, un chef d’œuvre d’architecture et de compagnons, jusque dans la composition des poutres saturées de techniques qui la soutiennent, parfaitement horizontale, comme en témoigne l’eau des bassins qui l’entourent. On ne peut s’empêcher d’y voir l’œil malicieux et la détermination de celui que tout le monde appelait des initiales de son prénom, IM (prononciation à l’anglaise). La beauté est exigeante.

Le concours d’architecture de la Grande Arche est lui lancé le 7 juillet 1982. Sprekelsen, l’architecte gagnant, s’attèlera donc quelques jours après au dessin de son projet. Sur avis du jury, François Mitterrand retient ce qui s’appellera la Grande Arche le 25 mai 1983.

De fait, décidés en même temps que quelques autres sous l’intitulé des Grands Travaux, les deux projets Louvre et Arche voguent de conserve, chacun sur leur géométrie.

La logique de la géométrie de la Grande Arche aurait en effet voulu qu’elle soit calée sur l’axe des Tuileries. La volonté de « terminer l’axe historique » à la Défense faisait déjà débat du temps d’un autre président de la République, Georges Pompidou.  D’ailleurs, Ieoh Ming Peï avait rendu un des projets sous sa présidence. Sans suite. Le projet Sprekelsen balise l’axe comme l’arc de triomphe du Carrousel puis de l’Etoile, mais à la taille du XXème siècle et à la capacité de ses techniques. Sauf que le sous-sol de la Grande Arche ne laisse pas de marge de manœuvre : la descente de charge est ainsi faite qu’elle gagne à être verticale, surtout pour un projet dont le financement n’est pas bouclé. Il y aura à cet endroit là déhanchement de l’arche, pas de l’axe.

La géographie et l’histoire

Poursuivons, ou plutôt retournons nous vers l’est, côté Paris : ce déhanchement était-t-il un clin d’œil à la future Grande Bibliothèque ? Une volonté de -composition urbaine comme disent les urbanistes ? Au lancement du projet de la grande bibliothèque fin 1988, je me suis retrouvé conseiller spécial de son Président. Le temps de faire que l’emplacement actuel soit figé, son programme et le concours d’architecture lancés. Les hypothèses de localisation de la Grande Bibliothèque vont alors bon train. Les terrains de grande taille dans Paris, mutables comme on dit, sont rares. Six ans après le dessin de la Grande Arche, j’ai été missionné pour que ce terrain ferroviaire à l’arrière de la gare d’Austerlitz, en déshérence avec la baisse du trafic fret, soit celui, « décidé », de la Grande Bibliothèque, Secrétaire d’Etat aux Grands Travaux dixit, avant que cette décision ne soit mise en œuvre, précisément pour qu’elle le soit.

Sprekelsen n’est plus de ce monde depuis 1987. La Grande Arche dont le gros oeuvre est alors achevé, sera terminée, comme voulu, pour la fête du bicentenaire de la révolution française, en 1989 donc. La décision de localisation de la grande Bibliothèque là où elle se trouve aujourd’hui est prise début 1989.

Si le déhanchement de la Grande Arche sur l’axe pointe la Grande Bibliothèque, ce n’est pas une volonté d’architecte : en 1983 une telle volonté pointe tout au plus ce que l’on appellera bientôt une friche ferroviaire, objet de toutes le convoitises. Ce terrain mutable qu’elle pointe, peut-être distraitement, peut-être pas, c’est d’abord le résultat de la géographie, des marécages qui bordaient la Seine, aux tuileries comme à l’arrière gare d’Austerlitz.

Un clin d’œil fait par la géographie naturelle et les occupations par les établissements humains successifs qu’elle permet. Un récit enfoui de la sédimentation des décisions des générations qui se succèdent au fil du temps et des potentiels de développements dignes de ce nom que le génie des lieux recèle. La volonté de rééquilibrage à l’est de la région Île-de-France, bien présents en ce temps, fait partie de ces potentiels de développements.

Si ce n’est pas l’enfant de la géographie et de décisions précédentes, il faut accorder à l’auteur de « l’abeille et l’architecte », François Mitterrand, une préméditation de 7 ans de création d’une grande bibliothèque et de localisation à cet endroit. Les notes qu’il aurait alors probablement commandées à deux de ses conseillers, accompagnée du croquis des axes, mériteraient dans ce cas publication. Il faudrait demander par exemple à l’ancien directeur adjoint de l’Atelier Parisien d’Urbanisme, devenu directeur de la mission  Grands travaux puis directeur de la SAEM de la Grande Arche. Et au passage, Fabrice découvrirait Waterloo, Austerlitz en l’occurrence.

Au delà de l’arche

Dans tous les cas, l’axe historique, du Louvre à l’avenue de la Grande Armée, ne se termine pas avec la Grande Arche qu’il traverse visuellement, vers l’ouest ; il se prolonge sur Nanterre comme on peut le voir aujourd’hui et jusqu’à l’ile de Chatou, potentiellement. De là, avec quelques degrés et quelques kilomètres de plus, surprise,  on rejoint un autre établissement humain, une sorte de palais du Louvre mais en creux. Il mérite qu’on s’y arrête un instant.

Ce n’est effectivement pas un palais bâti : l’axe majeur de Cergy-Pontoise se déploie depuis une tour sur son esplanade, en terrasse sur la boucle de l’Oise, traverse la rivière sur un pont rouge, survole une île astronomique en devenir, file au dessus de ses étangs et ses terres, reliés la nuit par le fil d’un rayon laser.

Depuis cette esplanade, le premier regard, cette fois vers Paris, découvre une base de loisir, parsemée d’étangs, de prairies et de bois, grande comme Central Park, avant que le regard ne se porte au loin sur le profil des tours de la Défense, berceau de la Grande Arche, derrière la ligne verte de la forêt de saint Germain. Un axe majeur qui est lui aussi en gestation dès le choix de l’emplacement de Cergy-Pontoise, au début des années soixante : une ville voulue par un autre Président de la République, Charles de Gaulle, calée par Paul Delouvrier à qui il en avait confié le destin, inscrite dans la géographie physique, celle là même sur laquelle se développent toujours les établissements humains.

En ce début de XXIème siècle, Cergy-Pontoise est une sorte de balise de l’axe historique, la plus éloignée de la forteresse. Elle ne ressemble ni à un arc de triomphe ni à une arche, bien qu’elle en ait la forme, couchée : celle d’une ville bâtie en amphithéâtre autour de ce parc exceptionnel de terre et d’eau qu’est la boucle de l’Oise ; un parc-château d’extérieur, pour le plus grand nombre. Sa forme et son objet parachèvent le retournement du Louvre.

A qui connaît Cergy-Pontoise, son appartenance à l’axe historique va de soi. Avant de devenir chef du projet Grand Louvre, j’ai contribué à construire la ville nouvelle de Cergy-Pontoise, dix ans durant. Aussi quand j’ai su au début de l’année1984 que les pavés de la cour Napoléon étaient promis à une récupération anonyme, les donner à Cergy-Pontoise pour être posés à l’autre bout de l’axe était évident. Ils sont sur l’esplanade de l’axe majeur, dite de Paris ; comme une ponctuation, plus précisément un trait d’union.

Grand paysage

A s’asseoir un instant sur les marches de l’esplanade, le regard posé sur le lointain, les châteaux, leurs axes et les tracés qui les lient n’apparaissent plus comme l’affirmation de gouvernants sur les peuples et les territoires qu’ils gouvernent, aménagés pour leur bon plaisir ; du moins dans notre République. Le retournement du Louvre est passé par là. Axes et tracés sont aujourd’hui au service du grand paysage, ce grand paysage que l’on va chercher pendant les vacances, celui qui donne à voir de la beauté, celui qui fait sens ; et que l’on gagnerait à aménager là où nous vivons le plus clair du temps.

Incidente : rien ne nous empêche d’ailleurs de le cultiver, ce grand paysage de l’île de France, avec les précautions qu’il demande pour en conserver la valeur pour nous qui vivons là, sans nostalgie. Sensible, fragile, ses fonds de vallée, ses plateaux et ses buttes peuvent disparaître de la vue. Pourtant elles recèlent des richesses, structurées qu’elles sont par le parcellaire, cette mémoire des occupations humaines ; un parcellaire dessiné des générations durant par l’ensoleillement, l’eau, la terre cultivée par les paysans qui s’y succèdent ; ces décisions familiales successives, de longue date dictées par la géographie, sont organisées par les grands tracés des circulations, de château à château, de ville à ville, à pied, à cheval et en diligence ; avant que le XXème siècle ne vienne superposer ses infrastructures, dans l’ignorance de leur valeur.

Encart

Les ingrédients du grand paysage sont évidemment ceux de la production humaine dansant avec la géographie.

Leur composition en est l’acte volontaire, la succession des décisions orchestrées, attentives, dans la longue durée.

L’eau y coule de source, selon le relief et ses formes, ses creux paisibles, sa végétation abondante et ses lumières changeantes.

Le bâti s’y dresse, timide ou arrogant, précieux ou brutal, familier ou distant. Il accentue un relief ou se met en sourdine, marque, taille le lieu, la vue ou disparaît derrière une ligne, une végétation, un couvert.

La ville, la campagne et le système qu’ils forment ensemble jouent une musique accordée à la géologie, maitresse invisible des sols, des ressources naturelles, du métabolisme des territoires et d’une lecture  perdue des richesses partagées.

Prégnantes, les valeurs ainsi exprimées fondent l’appartenance de ceux qui y vivent, magnétisent les voyageurs du monde, rythment les lieux et les temps, les jours et les nuits, les saisons et les années attachées.

Ingrédients et valeurs tracent et sédimentent, génération après génération, les traits de génie des  lieux, leurs créativités, et leurs identités.

Extrait de l’atelier “révéler et mettre en scène le paysage des métropoles”, 2012

Poursuivre l’axe 

Chemin faisant, nous voilà rendus à cette extrémité, provisoire, de  l’axe historique.

Un axe qui apparaît comme un récit, comme une histoire qui est aussi notre histoire. Parcourir l’axe raconte huit siècles d’histoire de France, d’’histoire urbaine et rurale de cette région, mais aussi d’une France qui trouve son origine dans des terres riches, au lieu dit Île-de-France ; un récit de chair et de sang animant le squelette de l’axe tracé sur un territoire nommé France, nommé pour la première fois par un roi, un certain Philippe Auguste. Lorsque le royaume franc est devenu le royaume de France, par écrit officiel, moyennant l’ajout d’un e et un basculement au féminin.

Un tel récit mériterait d’être écrit et documenté pour de bon, tout au long de cet axe, au fil de cette coupe en travers dans le temps et ce territoire, pour faire histoire, à l’usage des enfants des écoles. Des fois que le passé éclaire l’avenir.

Ce qui amène une question, a priori mineure : faut-il poursuivre l’axe historique ? Cette question n’est pas mineure. Oui, l’axe dit majeur lorsqu’il passe à Cergy-Pontoise, mérite d’être poursuivi, sans hésitation ; en commençant par baliser Chatou au croisement de l’axe historique et de l’axe majeur, comme la statue équestre de Louis XIV balise le croisement de l’axe de la cour carrée et de l’axe des Tuileries ; en terminant l’œuvre de Dany Karavan, ce Pierre Lescot du grand paysage : la passerelle d’accès à l’île astronomique, le belvédère de Neuville ; plus tard, en prolongeant le trait au delà de Cergy-Pontoise, par exemple moyennant un troisième déhanchement, reprenant le fil de la voie romaine, la chaussée Jules César, au travers du Vexin, français puis normand.

Enfonçons le clou. Par les temps qui courent (toujours, le temps court) on dit de l’axe majeur et du parc à ses pieds que c’est du land-art.

Cet espace public là, l’axe majeur et son parc, n’est pas que du land-art, c’est un château-jardin, pour la république et ses citoyens, un palais du Louvre en creux, en formation comme lui sur des siècles. A aménager selon d’autres règles que celle des anciens gouvernants de la France, avec le plus grand respect de son devenir.

Mais poursuivre un axe historique, pourquoi faire ? De fait, les pouvoirs exorbitants de l’économie d’aujourd’hui ont transporté la symbolique des axes sur les tours et leur hauteur : la plus haute du monde, n’est-ce pas ? En ce moment, elle est à Dubaï, sur des nappes de pétrole, épuisées. Au passage, contrairement aux châtelains, leurs détenteurs se gardent bien d’y vivre, ils habitent ailleurs.

Demain, un grand dessein ?

Alors, construire des tours ou poursuivre l’axe ? Poursuivre l’axe, de l’île de Chatou à Cergy-Pontoise et du parc naturel du Vexin aux rives de la Manche ouvertes sur le Monde, c’est faire un pas de plus vers un avenir, celui de la métropole internationale qu’est la région-capitale, sous une forme accueillante, bienveillante, coopérante avec les autres régions françaises et le monde. Une façon de penser demain d’abord dans la géographie du bassin de la Seine, des sources à l‘embouchure, en cessant de considérer la densification de la métropole, la ville sur la ville, comme la seule et unique option de développement durable.

Utopie ? Prosaïquement, les ressources renouvelables, nourriture, écomatériaux, écoénergies poussent à la campagne et sont consommées en ville. Alors pourquoi ne pas organiser un autre rapport ville-campagne, en Île-de-France et ailleurs ? Pourquoi ne pas ré-habiter des communes désertées, faire venir le travail à soi plutôt que le concentrer toujours plus ? Réassurer notre sécurité alimentaire, développer nos compétences, l’emploi et la vie sociale locale ? Coopérer de régions à régions pour notre bien commun ?

Qui refuserait d’habiter un grand jardin, plutôt qu’un quartier de tours, dans l’économie des ressources en général et des terres nourricières en particulier ? Qui ne voudrait pas d’un paradis, du persan pairi-daeza, qui signifie jardin clos de murs? Un jardin ouvert sur le monde, clos de murs bâtis en creux eux aussi, bâtis des valeurs de la République, contre l’aridité du monde.

Un grand dessein, comme celui de ce roi qui « voulait rendre la France éternellement heureuse, et comme elle ne peut goûter cette parfaite félicité, qu’en un sens toute l’Europe ne la partage avec elle ». « C’était le bien de toute la chrétienté qu’il voulait faire, et d’une manière si solide, que rien à l’avenir ne fût capable d’en ébranler les fondements ». Sully dixit.

Un grand dessein pour notre République et ses valeurs, notre mémoire des guerres de religion et les vertus paisibles de la laïcité, notre goût pour le vivre bien et notre attachement à la culture, notre goût pour la créativité et l’innovation, la liberté de penser et d’agir sans lesquels nul ne peut se réaliser, l’égalité de droits et de devoirs sans lesquels il n’est pas de justice, la fraternité remède à la souffrance, source de félicité. Toutes valeurs partagées avec bien d’autres, pas tous.

Un tel dessein vaudrait bien un axe, conteur d’histoires, du Havre aux sources de la Seine.

Et même, fut-il de papier en se prolongeant des deux côtés, « tout autour de la terre pour revenir par l’autre côté » ; selon les mots d’un enfant venu au lendemain de noël avec son père et sa fratrie admirer le paysage sur la terrasse de l’axe majeur ; instantanément, Il avait saisi l’histoire alors qu’en deux mots je leur racontai le Louvre et au delà, Stonehenge d’un côté, et de l’autre Venise, Athènes et quelque part entre le tigre et l’Euphrate, la première bibliothèque du monde, à Uruk, lieu légendaire de l’invention de l’écriture. Il se l’était appropriée, l’histoire et brodait déjà, plus loin encore sur sa planète.

Il n’est nul besoin d’appareillages compliqués pour de telles expériences de pensée, les voyages dans les mots et les histoires que se racontent les hommes pour interpréter le monde. Quelques paroles et l’imagination enfourche le désir de découverte, cavalcade sur l’histoire attrapée, construit sa vision du monde.

Il est vrai qu’il y a de quoi. En allant à la découverte depuis le Louvre, du côté de l’anglais, jusqu’à Stonehenge, la pensée tombe sur l’un des premiers marqueurs de territoire, encore debout ; celui d‘une humanité néolithique déjà conquise par la beauté du monde.

Adossé à ces pierres levées vers les étoiles, comme de la terrasse de l’axe majeur vers le Louvre, un petit d’homme néolithique aurait pu songer à tout ce qu’il  pourrait en faire, lui et ses descendants de ce territoire, sans en maitriser un instant le devenir, faire vagabonder son esprit, juste pour en protéger le sens et l’enrichir.

Comme aujourd’hui un enfant mais avec pour bagage le retournement du Louvre et Cergy, les pierres de Venise rapportées du monde par les capitaines pour construire la ville sur la lagune, l’art et la philosophie grecques jouant les hommes et les dieux, et ces deux outils, la parole et la main, cultivées par l’écriture d’Uruk et ses semblables, petites et grandes.

Des écritures pour transmettre aux générations suivantes, d’une pensée plus sûre.

De quoi avoir envie de lire une carte, tracer des traits, rêver, écrire et raconter demain à ses parents, le soir, bien planté sur ses jambes d’enfant.

Pour un dessein et un axe qui en valent la peine, la peine et le plaisir de vivre, en paix ; pour peu que nous écartions la menace climatique, maintenant.

Et c’est une toute autre affaire. A moins que ce ne soit la même.

Jean-Michel Vincent

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